En mémoire de la forêt


9 Janvier

En mémoire de la forêt, j’écris ceci :

J’étais un enfant et je n’avais pas droit aux jeux d’été, à l’insouciance ou même à l’ennui. Il nous était interdit, mes sœurs et moi, de nous aventurer dans la forêt en face de la grande maison où nous habitions l’été. Je n’avais pour seul objectif de ma journée que de terminer une page d’écriture entière de format classique, de résoudre trois problèmes plus ou moins ardus de mathématiques, de réviser mes tables de multiplication, d’apprendre les verbes irréguliers. Ma mère m’autorisait pour seul loisir une partie de badminton ainsi qu’une heure entière consacrée à la rédaction d’une histoire que l’on pouvait raconter en dessin ou sous une autre forme ; la seule condition était que ce soit une histoire réaliste (inventée ou non) dont la composition devait absolument se diviser en trois parties égales, soit, un début, un milieu, une fin. Ainsi, tous les jours, je pouvais, si je le désirais consacrer une heure, avec un stylo et du papier, au bon déroulement d’une histoire. Cruel était toujours le moment, où ma mère, comme il était convenu, brûlait le papier écrit, immédiatement après l’avoir lu, et ceci sans jamais avoir montré aucune émotion. Considérant cet exercice comme divertissant et non efficace au sens où l’entendaient mes parents qui n’avaient pour seul objectif que le savoir et la mise en œuvre de ce savoir.

C’est sur mon temps libre, au travail, que j’écris ces lignes aujourd’hui. En effet, je n’ai pu m’empêcher de garder ce rituel quotidien, qui me tire de mon labeur tout en ayant la convenance de garder mon esprit en éveil. J’aime désormais cet exercice et il me surprend même parfois d’y prendre, je dois le dire, un certain plaisir.

J’ai en mémoire cette folie que depuis longtemps je cache même à mon âme, même à mon reflet dans la glace, refusant même de prononcer ces faits à voix haute tant ils sont déconcertants. J’ai, également, je dois dire, beaucoup de mal à l’écrire, mon visage, à ces pensées, se raidit de honte et d’effroi.

10 Janvier

Je n’ai pas brûlé ma feuille et voilà trois jours que je repousse à plus tard ces douloureuses lignes à écrire. Je ne sais absolument pas comment écrire cette histoire. Décidément, il ne peut y avoir ni début, ni milieu, ni fin ou du moins pas dans cet ordre.

14 Janvier

Ma sœur Erika est morte.

C’était un jeudi, ma sœur Erika et moi avions terminé nos devoirs. Ma petite sœur et moi avions une astuce. Nous prenions deux feuilles, l’une présentant nos exercices terminés et l’autre blanche comme si nous n’avions pas encore trouvé les réponses. Notre mère, horrifiée de nous voir passer des heures sur de si simples problèmes, imposait souvent un prix élevé pour notre rêverie. Mais que n’aurions-nous fait pour nous octroyer un peu de rêverie, un peu de bon temps. Bien sûr, nous ne pouvions faire éternellement durer ce subterfuge à peine crédible. À ce jeu, je me souviens, Erika était beaucoup plus sage que moi, ainsi, j’attendais, que ce soit elle, ma petite sœur, qui cède la première et qui remplace furtivement les copies. Je redoutais toujours ce moment qui arrivait toujours bien plus tôt que je ne le voulais, mais je me laissais faire et respectais ces temps impartis à leurs tâches précises.

J’étais un nigaud. J’admirais le sérieux de mes sœurs. Elles s’acquittaient de leur labeur sans changer leurs moues. Avec ma mère, leur rapport était lisse et sans encombre. Je pleurais, moi, souvent, de n’avoir trouvé au fond le courage de répondre à cette magnifique exigence. J’étais souvent disputé de n’être à la hauteur.

Ma petite sœur, particulièrement, avait toute mon admiration. Nous ne pouvions nous parler elle et moi et j’aurais tué parfois pour savoir ce qu’elle pensait. C’est en partie pour cela que ce jeudi de juillet je fus abasourdi par son comportement. Notre père avait suggéré à ma mère que travailler à l’extérieur rafraîchirait nos neurones. Alors, ma mère nous avait cédé une immense table en pierre dans le jardin, sur laquelle nous faisions nos devoirs. Les devoirs débarrassés, j’échangeai mes feuilles en ne quittant pas des yeux l’entrée de la grande maison. Je me tournai vers ma sœur. Erika avait déjà changé sa feuille. Depuis combien de temps ? Elle ne disait rien et était comme envoûtée. Elle regardait droit devant elle. Je regardai alors aussi. En face de nous, la forêt. Émerveillement. Il y avait des chênes, des châtaigniers, des sapins, des feuillages vert foncé sur des troncs gigantesques. Les couleurs étaient subtiles, l’odeur enivrante, un parfait assemblage mathématique où le désordre serait calculé. Puis de cette vision, puis de ces arbres, l’exaltation laissa place à une sorte de malaise profond. Derrière les arbres, le noir. Dans ce noir, le mal. Le mal absolu. Pris d’une angoisse terrible, je restai figé. J’ai déjà raconté à quel point Erika était sage. C’est en partie pour cela (plus que pour le sentiment qu’elle m’inspirait au fond de moi) que je fus stupéfait de voir celle-ci se lever sans rien dire, sans se retourner, sans surveiller l’entrée de la grande maison. Tranquillement. Sans courir. Sans se hâter. Comme hypnotisée. Erika avança seule et déterminée, vers les méandres de la forêt divine. Effrayé (c’est un euphémisme), je chuchotais en faisant des allers-retours du regard entre la maison et ma sœur : « Erika », « Erika » dis-je, « qu’est-ce qu’on va prendre ! » Puis sans comprendre, je me levai aussi et comme poussée par une fièvre nouvelle, exaltante, je rattrapai Erika. Là, à sa hauteur, plutôt que nous faire revenir à la maison, plutôt que de faire ce qu’il y avait de sage, je restai planté, moi aussi, face à l’entrée de la forêt, immobile, à côté d’Erika. Je lui pris alors la main sans la regarder. Erika avança. Je suivis. Nous avancions main dans la main, l’esprit à découvert et le cœur haletant, poussés par une brise obsédante.

Maintenant, nous entrons dans le territoire inconnu. Maintenant, nous pénétrons dans la forêt.

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Aux alentours de 21 heures, tous, étaient épouvantés, la nuit, l’humidité, les lampes, tous nous cherchaient.

Quel mot pourrait ne serait-ce qu’un peu refléter notre enchantement lorsque, chemin parcouru, le fameux noir que j’imaginais épouvante et malfaisant n’était en réalité qu’une messe de merveilles et de couleurs que de l’entrée de ma grande maison je n’avais jamais pu distinguer. Maintenant, il était trop tard. Rien n’aurait pu nous empêcher d’avancer. Rien ?

Nous avançâmes, nous nous émerveillons, nous ne nous soucions plus de rien. J’aurais personnellement aimé rester allongé au sein de la forêt, la peau contre la terre jusqu’à la fin de ma vie.

Et ma sœur.

Il y a une chose que je n’ai pas encore dite. Ma sœur, ma petite sœur Erika, était muette. Depuis sa naissance, ma sœur après avoir prononcé ses premiers mots n’avait brutalement jamais plus émis un seul son. Et quand nous avancions ce jour-là, un son justement doux et mélancolique résonna d’entre les arbres. Je m’arrêtai. J’écoutai. Je fermai les yeux. Erika qui paraissait si morte à l’habitude se mit à chanter sur la mélodie de la forêt d’une frêle voix avant de lâcher ma main. Elle et les sons de cet instrument (invisible ?) paraissaient n’être qu’un seul et même être. Sur un tronc coupé était posé un blouson de cuir avec un aigle immense cousu dans le dos. La musique venait de là, mais je ne voyais rien d’autre qu’un blouson. Des fleurs se sont mises à tomber et des arbres, émanaient une odeur délicieuse. Le paradis ? Et ce blouson ? Une voix douce se fit entendre, une voix tendre. Une voix qui connaissait mon nom et celui de ma sœur. Une voix de la forêt. Alors je sus que c’était vrai, que la forêt pouvait parler à l’unisson. Ce qu’elle souhaitait était pour notre bien, nous garder pour toujours, nous chérir pour toujours, c’était promis. « Pourquoi tant de bonté ? » dit ma sœur « Pourquoi nous ? » Mais la forêt ne répondit pas, par contre, la branche d’un chêne descendit et caressa sa joue avec la plus grande tendresse du monde. Puis, seule ma sœur entendue  la suite car elle dit, « Oui, je comprends ». Où étais-je ? J’avais en moi ces sentiments si opposés : sérénité absolue et peur infinie. Je suis un tout. Elle était un arbre, elle était un souffle, elle était le feu, elle était le froid, les animaux sauvages, elle était la soif et le torrent, elle était la vie et je le sais aujourd’hui elle était ma sœur. En ces lieux, il n’y a plus de temps, en ces lieux, ni de jour ni de nuit. Je suis seule moi aussi. Nous entendîmes pleurer. Nous entendîmes rire. Est-il possible qu’en un seul lieu soient réunis autant d’êtres magiques et bons que d’êtres abominables et vilains ? Attention où tu mets les pieds, laisse-toi guider. Un morceau de guitare était enfoui en trompe-l’œil dans le bois, un faune chantait comme dans un rêve sur le son de l’instrument. Il tapa ses sabots sur le sol. Apparurent alors des nymphes, sur un tapis de fleurs, le faune lui s’allongea. Il fit corps avec la nature. Tout ce qui est ici est à moi. Pour toujours ? Le faune entendait. Imperturbable, il continua à chanter d’une voix mélodieuse. Et ma sœur pleura. Son émotion me brisa le cœur et la forêt le sentit, un air doux vint envelopper mon visage. La scène était stupéfiante de beauté et je me laissai aller au zéphyr. Soudain, le faune s’arrêta de chanter, inquiet, il se dressa. Échappez-vous des ombres immobiles, dit-il. Elle était tout, elle nous l’avait dit. Prisonnier des ombres, je ne pouvais plus bouger. J’essayai de toutes mes forces, de courir, de m’extirper ou de me défaire, mais une pression invisible d’une puissance inouïe s’exerçait sur mon corps ainsi que sur mon esprit. C’est alors qu’un oiseau aux couleurs éclatantes fonça bec baissé et m’offrit un étroit passage. Je fuis alors, en toute hâte. Cette créature, si belle qui, par son sacrifice, passa à trépas, le pauvre oiseau dans mon dos. Je courais. Je revoyais ce visage angélique et serein soudain contracté : échappez-vous ! Échappez-vous ! Le front plein de sueur, le souffle coupé, je tombai à leurs pieds. Ils étaient là, mes parents, ils nous cherchaient. Je voulus attraper la main de ma sœur, mais Erika n’était pas là. Erika n’était plus là. 

Dès lors, les coups de mon père se répétèrent pour ensuite ne jamais s’arrêter. Ma mère, elle jamais plus ne me parla.

Étrangement, encore aujourd’hui ce souvenir reste l’un des plus beaux de ma vie alors que par ailleurs je suis inconsolable d’avoir perdu la personne que j’aimais le plus au monde. Ma petite sœur chérie, ma petite Erika. Mes parents, les autorités, de parfaits inconnus, tous la cherchèrent en passant et repassant dans la forêt. Ils n’y trouvèrent rien, ni le faune, ni le chêne qui parle, ni l’oiseau aux mille et une couleurs. Ils n’entendirent pas la voix mélodieuse, ils ne retrouvèrent jamais ma sœur.

Les jours qui suivirent, je fis lire l’histoire de la forêt vivante à ma mère. Elle ne brûla pas mon histoire, mais me battit avec force. Ma grande sœur ne voulut jamais non plus, entendre parler de la véritable forêt. Enfin, je peux le dire aujourd’hui, Erika, je le sais, une fois partie, jamais n’eut l’intention de rentrer, jamais.

Je me plais tous les jours à penser qu’en compagnie des merveilles et des terreurs de la nature, elle a trouvé sa place. C’est une des bonnes âmes de la forêt, une de celle qui rassure, qui sublime, qui aime, qui guérit et qui chante. En souvenir, elle peut nourrir les larmes des voyageurs qui de leurs passés subissent une émouvante mélancolie. Elle les pénètre et les sublime dans leur solitude. Je peux dire aussi qu’il m’arrive de voir Erika en rêve. Elle dort au pied d’un chêne. Une abeille sort de sa narine, butine une fleur puis disparaît dans l’univers. La fleur qui devait mourir se redresse plus belle et plus forte. Et lorsque je me réveille, je vois, contre la vitre de ma chambre, une abeille qui essaie de sortir.

Aujourd’hui, je crois que j’irai m’enfuir dans la forêt. J’espère de tout cœur pouvoir de nouveau écouter ce son mélodieux. Voir ces mille et une choses aussi merveilleuses qu’abominables.

Aujourd’hui, je ne brûlerai pas ma feuille.

Signé W.T Marcus.

Et WT plia ses feuilles d’écriture, les mit dans une enveloppe qu’il referma soigneusement. Dessus, il écrit, à l’encre noire :

Monsieur et Madame Marcus

La grande maison en face de la forêt.

Fin

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